Ma dernière hospitalisation
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Attaché. Pieds et poings liés. Le corps en croix.
À gauche, à droite, bras et jambes retenus par des sangles indéchirables, bouclées par des attaches métalliques.
Même les tueurs. Même les violeurs. On ne les traite pas comme ça.
C’était long. J’ai cru mourir plusieurs fois.
Trois jours. Trois nuits. Peut-être plus — sûrement pas moins. Sans exagérer.
Je hurlais : « À boire ! À boire ! »
J’avais soif. Sans doute à cause des médicaments. Peut-être aussi à force de crier.
J’avais une angine. Ils ne l’ont pas soignée.
Ils ne m’ont détaché que lorsque j’ai commencé à cracher du sang.
Comment ai-je pu en arriver là ?
Comment tout cela a-t-il commencé ?
J’aimerais éclaircir cette folie passée. Savoir quoi en penser, quoi en faire.
Pour que ce traumatisme ne me paralyse pas à jamais.
Oui, j’ai été fou. Je m’en souviens parfaitement.
J’ai chanté dans un bar, joué n’importe quoi au piano.
J’ai insulté tous les clients.
Le barman a dit : « Celui-là, je vais lui mettre un coup de fusil. »
Ce n’était pas un délire.
Je crois que c’est un souvenir fidèle, malgré mon état second.
Je pensais chanter juste, jouer avec génie, être inspiré dans mes insultes.
Je me croyais drôle, profond.
En réalité, j’étais simplement honteusement asocial. Ignoblement sûr de moi.
J’ai aussi eu un délire paranoïaque.
Je croyais que le cuisinier du restaurant japonais du coin était un kamikaze, prêt à se faire exploser.
C’est là que la folie devenait dangereuse : elle touchait des innocents, sur de simples associations absurdes.
« Japonais » → « Kamikaze » → « Bombe ».
Je parlais fort. Je gesticulais violemment.
Mais je n’ai frappé personne.
Mon père est venu le jour même. Je ne sais pas comment il a su.
Peut-être à cause de publications délirantes sur Facebook.
Je ne sais même plus ce que j’ai pu écrire.
J’avais entendu qu’il voulait utiliser l’héritage de ma mère pour rembourser un crédit.
Je l’ai insulté de toutes les manières.
Je ne l’ai pas frappé — contrairement à ce qu’il a peut-être raconté aux policiers ou à l’hôpital.
Mais je lui ai crié des horreurs, presque en crachant tellement j’étais empli de rage :
> « Barre-toi ! Tu me pètes dessus, je te chie dessus !
> Je ne veux plus subir ton influence. Tu m’humilies, je te honnis ! »
> Et même : « Je t’encule ! »
> …hurlé au moment où il essayait encore de faire autorité.
C’est terrible. Honteux. Peut-être impardonnable.
Mais je n’ai frappé personne. Ni lui. Ni qui que ce soit.
Pas même en pleine crise psychotique.
Cela faisait plusieurs nuits que je ne dormais plus.
Je mangeais peu. Je buvais de l’alcool.
Je ne sais même plus si je prenais mes médicaments.
J’étais hypersensible aux sons, à la musique, aux mots.
Mon esprit rebondissait sans fin, de calembours en jeux de mots — absurdes, déplacés, malsains.
C’était de la folie furieuse.
Je ne me pardonne pas d’avoir franchi la ligne.
Ce barman qui a parlé de me tirer dessus…
Peut-être que, au fond, c’est ce que je cherchais.
Un suicide par procuration.
J’étais devenu fou comme ma mère.
Maniaco-dépressive, elle délirait déjà quand j’étais enfant.
Et je m’étais juré : *Si je deviens comme elle, je me tire une balle dans la tête.*
Mais je n’ai pas eu ce courage. Alors j’ai tenté de me faire flinguer.
Mais trois jours, trois nuits… Est-ce que je méritais ça ?
Privé du temps. Sans montre. Une éternité.
Et pour mes besoins… il fallait faire sur moi-même, attaché, sans réponse à mes appels.
Au bout de deux jours, ils ont tenté de m’approcher.
Une jeune infirmière s’est penchée vers moi.
J’ai saisi son bras. Fort.
Trop fort, semble-t-il.
Je voulais juste une main humaine. Un contact. Un peu de pitié.
Mais je leur ai fait peur.
Ils ont cru voir un fou furieux. Un étrangleur en puissance.
Alors que ma force, c’était juste… de l’attachement. Une imploration.
Comment en suis-je arrivé là ?
Incapable de formuler calmement mon besoin de liberté.
Et puis mon père leur a dit que je l’avais frappé.
C’est peut-être ça qui m’a mis dans cette situation.
Et le système psychiatrique et sa violence ? Comment pardonner ?
En fait, j’ai pardonné, tout pardonné, sauf à moi-même.
Ils avaient peur.
J’étais devenu un monstre.
Presque Hannibal Lecter, à leurs yeux.
Sauf que je n’ai jamais tué. Ni mangé qui que ce soit.
Jamais frappé quelqu’un en crise.
Jamais porté le premier coup d’une bagarre et ceci de toute ma vie.
Mais j’étais effrayant, avec ma force, ma rage, mon élan vital qui déborde, qui dégueule…
…et mes plus de 100 kilogrammes.
Quelle histoire…
Et au travail ? C’était la crise aussi.
J’ai hurlé sur mon chef de projet.
Je l’ai traité d’incompétent. Haut et fort.
J’ai écrit des rapports à charge sur le client dont j’étais prestataire.
Et tout ça en milieu militaire, confidentiel défense.
Là-bas, les écarts, j’aurais pu les payer cher.
Comment ai-je pu en arriver là ?
Et pourtant…
J’avais la plus belle des femmes.
Demi-Danoise, demi-Bretonne. Magnifique.
Elle parlait cinq langues. Elle avait une mémoire sociale prodigieuse. Une empathie hors norme.
Elle me complétait. Moi, si balourd. Logique.
Inadapté aux relations humaines.
Ce qu’elle aimait chez moi, ce n’était pas ma logique. C’était mon côté artiste. Sensible.
Un jour, elle m’a demandé :
— *Comment tu m’aimes ?*
J’ai répondu :
— *Comme les couleurs.*
Elle a ri :
— *Ça veut dire quoi ?*
Et j’ai dit :
— *Si je devais choisir entre vivre dans un monde en noir et blanc ou un monde sans toi, je ne saurais pas lequel choisir.*
C’est venu tout seul, du tac au tac.
Et c’était vrai.
Aujourd’hui, elle n’est plus là.
Et je regrette le monde en noir et blanc.
Une part de moi veut mourir de ne plus l’avoir.
Mais les gens ne nous appartiennent pas.
Alors quoi ? Me supprimer, pour supprimer le manque ?
Ou vivre… vivre assez de moments heureux pour effacer ce paradis perdu ?
Mais les paradis sont rares.
Et on ne réalise leur valeur… qu’une fois perdus.
On est blasé. Ingrat. Aveugle au bonheur — jusqu’à ce qu’il s’éteigne.
Mais l’enfer, lui, on le reconnaît tout de suite.
Trois jours. Trois nuits.
Attaché. Suffoquant. Crachant du sang. Salissant mon corps. Seul.
Est-ce qu’on punit comme ça, pour dissuader la folie ?
Pour pousser au suicide ?
Ou à l’obéissance médicamenteuse ?
Devenir mort, ou légume — pour la paix sociale ?
Je ne sais pas.
Mais même les bêtes, on ne les dresse pas comme ça.
J’étais une bête enragée ?
Et pourtant, je n’ai touché personne.
Les mots, eux, peuvent être des lames de couteaux.
Et j’en avais. Des très tranchants. Rouillés. Infectieux.
C’est interdit, légalement, d’attacher quelqu’un aussi longtemps sans autorisation spéciale.
Mais je doute qu’ils aient respecté la loi.
Et même quand on juge une hospitalisation sous contrainte, tout est validé *a posteriori*.
Le juge ne conteste pas l’ordre médical.
Ils ont tous les droits. Même celui de torturer.
Une pièce capitonnée aurait suffi.
Pas besoin de m’attacher ainsi.
De me laisser uriner et déféquer sur moi-même.
De me laisser suffoquer, les membres écartés en croix.
Quelle humiliation. Quelle douleur.
J’aurais voulu…
…garder la notion du temps.
…pouvoir parler.
…m’entendre être contredit. Une communication, une opposition pour apaiser mes délires et les contrecarrer.
Juste un peu plus d’humanité, de logique et de douceur.
Et ce séjour de trente jours — dont trois attaché — a coûté plus de 30 000 euros à la Sécurité sociale.
On m’a même réclamé 300 euros.
Alors que j’étais hospitalisé sous contrainte.
Et — redisons-le — torturé.
Pour ce prix-là, j’ai vu un psychiatre deux fois par semaine.
Un psychologue, une fois.
Et j’ai mal mangé.
Avec ces moyens, on pourrait faire mieux.
Tellement mieux.
S’il vous plaît, les soignants…
Une pièce capitonnée.
Un peu de musique douce.
Des mots tendres.
Même en plein délire, il reste une part d’humanité.
Qu’avez-vous fait de moi ?
Aujourd’hui encore, je me vois comme ce monstre qu’on a attaché.
Même en « rémission complète », comme dit mon psychiatre.
Je garde la cicatrice de cet épisode.
Pas de reconnaissance.
Pas de réparation.
Juste peut-être… ce texte, en témoignage.
Moi, j’ai cette mémoire. Brûlante. Indélébile.
Je ne sais pas quoi faire de cette souffrance.
Elle me suit partout.
Je n’ai plus d’estime pour moi-même.
On m’a jeté aux ordures. Déshumanisé.
Où est passé l’enfant que j’étais, avec tous ses futurs possibles ?
Je ne rêve plus de vivre.
Je rêve juste… de survivre.
Et de ne plus jamais être attaché.
De ne plus jamais perdre la tête.
Un peu de confort, dans une vie qui n’a plus de sens.
Mais peut-être qu’à trop chercher la paix, la raison, le calme…
…l’ennui…
…je risque de ne plus jamais prendre le risque de vivre vraiment.
J’espère que je n’ai pas déjà, à 40 ans, perdu la partie.
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